Recueils de nouvelles

Dans ces deux ouvrages collectifs vous trouverez des nouvelles écrites par différents auteurs mis au défi d’écrire un texte de fiction en 6000 signes espaces compris.
Des micro histoires à lire d’une traite.


Le dernier tango

Ce n’est qu’une marche, certains diront. D’aucuns préciseront, des pas glissés en cadence, avec élégance et prestance, une progression ponctuée de permutations de pieds, de tours et de figures, le tout avec allure. En vérité, une marche noble. J’en ai vu défiler de cette foulée musicale, je sais de quoi je parle.

De l’initiation à la passion il n’y a qu’un pas, un pas de danse. Tiens, ce couple au fond de la salle, je me souviens quand ils ont franchi ce seuil fatidique. Dès les premières leçons, au son nostalgique du bandonéon et d’ensorceleurs orchestres, je me doutais bien qu’ils ne feraient plus marche arrière. Comme tous les inexperts qui se mettent à l’œuvre, ils ont découvert les difficultés de l’exercice oh combien technique ! Musculature et articulations, toutes sont sollicitées. Posture et coordination, structure corporelle et synchronisation. Il en faut de l’attention ! Je la revois, elle, courir du métro en Doc Martins rouges qu’elle troquait contre une paire de hauts talons, six centimètres, légèrement évasés à la base, chaussures ouvertes, lanières croisées satinées noires. En pantalon viscose au look stylé, moulée dans sa tenue, la voilà métamorphosée. Et lui, s’appliquant avec rigueur à taire sa raideur, à faire naitre un pas agile, sa touche féminine. A deux ils se connectent pour une union parfaite, cette connexion complète entre deux êtres. Les apprentis s’accrochent, c’est une sacrée amorce. Accro à l’abrazo !

S’ensuit immanquablement la magie de danser dans une ronde, la ronde de la nuit des temps. Ça vous revient par enchantement, ces pas rythmés, même en reculant.

Les novices ne s’imaginent pas encore qu’ils s’enliseront promptement, inexorablement vers l’obsession. Beaucoup se font ainsi avoir, faute de savoir. Ils ne s’attendent pas à danser un jour en sillonnant les ruelles ou en sortant les poubelles, l’envahisseuse va même jusqu’à la photocopieuse. Stages de perfectionnement et enchainement de classes, assiduité obligée aux pratiques pour affiner cette technique. Ils souffriront d’addiction. Car la danse est obsédante. C’est la tango passion.

Ils vont au bal. La milonga. Un monde en soi. Où se pavanent hommes et femmes à la recherche des pas perdus, de l’enlacement intime avec un ou une anonyme. Nul n’entre ici sans apprentissage, ni sans connaissance des usages du bal, des codes de la milonga. Un lieu clos. Qui entre à la milonga n’a plus ni profession ni position, les prénoms échangés éventuellement après quelques enjambées, entre deux banalités. Les préoccupations pendent au porte-manteau. Qui entre à la milonga se met en scène, tenue soignée exigée. Qui entre à la milonga regarde tout en étant vu, à la fois acteur et spectateur. Assis, on s’épie, on s’invite ou fait tapisserie, dans l’attente de s’élancer dans le cercle pour un instant de grâce.

Tiens, celui-ci devant moi, il sourit de plaisir à sentir ses semelles en suède glisser sur le sol, serrant sa partenaire, une échappée en pas chassé afin d’esquiver ceux qui se pressent sur la piste. 

Cette femme, haut perchée, exécutant un ‘huit avant’, un pivot suivi d’un boléo, c’est épatant ! Son décolleté inversé dévoile une chute de reins si lisse, l’admirer est un délice !

Et ce couple, quelle classe ! Lui, fébrile dans son guidage, dans un enlacement suprêmement serré. Elle, souple dans ses mouvements amplifiés par une robe en soie fluide, genoux fléchis. Elle s’ancre dans le sol et marque la pause…La voilà qui exécute une fioriture sur une syncope. Moment exquis ressenti par le partenaire sans rien laisser paraitre, la tempérance est de convenance.  

Aaah, on joue D’Arienzo…les robes suaves des deux valseuses, grâce et virtuosité. Les femmes dansent ensemble, la preuve que les codes ne sont pas si figés. Tant de variations sur une même chanson, car tout est improvisation dans ce ballet d’émotions.

Que vois-je, un bien beau cabeceo ! Leurs regards échangés, les voilà qui s’avancent sur la piste, s’enlacent doucement dans une étreinte protectrice. Réajustement, repositionnement, menu calage, le visage grave, il avance. Les yeux mi-clos, elle recule. Les deux marchent majestueusement au son des morceaux musicaux. Regardez-les évoluer, dans ce tiraillement perpétuel, la maitrise totale du corps juxtapose le désir de lâcher-prise. Le follement intime frôle le superficiel. Sans rien connaitre de l’autre, poitrine contre poitrine, voyez sa face effleurer son cou, son poignet presser sa chemise. Elle réplique au guidage subtil et suggère aussi, dans ce jeu de pieds en permanence renouvelé. Séparés à la fin de la chanson, ils s’en vont, se reverront-ils ? En rêveront-ils ? La prochaine milonga le dira…

Aaaah, le piano de Biagi…j’ai les pieds qui me démangent. Il me semble qu’il y a mille façons de marcher.

Ils ne savent pas la traduction exacte du dicton argentin, la vida es una milonga : la vie est une tromperie. Duperie ou pas, n’est-elle pas inestimable ? Dehors, je suis un vieillard. Ici, je suis un tanguero.

Ainsi chaque soir, je viens à la milonga. Du haut de mes quatre-vingt-cinq ans, le temps m’est compté. Je passe mes journées dans une chaise roulante, préservant mes jambes d’inutiles fatigues, les réservant à la marche en musique : je ne quitte mon siège qu’au bord de la piste. Il me faut retarder l’échéance qui me pend au nez, je la repousse sans cesse du bout du pied. Chaque soir, je viens sans savoir si je danserai là mon dernier tango.

Aaah, Di Sarli et ses violons plaintifs résonnent en mon cœur ; je succombe à la tentation à mon plus grand bonheur. Impitoyable danse qui ne tolère ni bavardage ni distraction. J’arrête donc mon verbiage et me lève avec une ferme intention : me soumettre entier à la musicalité, à l’état de transe dans un ultime effort du corps. C’est ainsi qu’on danse le tango, jusqu’à la mort.